2013 - Dans le Grand Nord finlandais en ski-pulka-chien
25 jours d'autonomie en ski-pulka avec des chiens.
Avril 2013.
C'est avec Sophie et Lucie que je pars cette fois-ci dans le grand nord, et en Finlande. Le but est de tester matériel, chiens, nourriture et relations humaines en vue d'une traversée sud-nord de l'Oural en Russie l'année prochaine. Nous ferons ce voyage en Finlande mais suite aux tests, le projet Oural sera abandonné.
En voyant le tas de sacs et de matériel entassés dans la grange, je me suis demandé comment on allait pouvoir tout mettre dans le camion d'une part, et sur les pulkas d'autre part. Les filles sont arrivées et nous avons commencé à remplir le Volkswagen. Tout est rentré. Pas un décimètre cube de libre, mais tout est rentré et nous n'y avons pas passé trois plombes. Chaque chose à sa place, le camion est un puzzle, un assemblage parfaitement ajusté, on dirait même que certains sacs ont été faits juste pour épouser la forme de leur voisin.
Dans l'après midi, il s'agit d'atteler ensemble les chiens de Sophie et de Lucie, qui ne se sont pas vus depuis un moment, afin de les détendre et de les habituer à nouveau à être ensemble pour éviter les hostilités et les bagarres. Les derniers fignolages effectués, nous passons à l'apéro. Départ prévu aux aurores.
De la neige tombe encore dans la nuit, le ciel est gris et bas, le temps maussade. Nous chargeons les chiens et démarrons. Oh, pas longtemps ! Cent mètres avant de planter le camion, l'avant ne veut plus bouger sur le chemin légèrement en pente et le cul a glissé. Planté dans le bourrelet, lui non plus ne peut plus bouger d'un millimètre. Nous essayons par tous les moyens mis à notre disposition mais il faudra l'aide d'un tracteur pour nous sortir de la situation. Une heure trente pour atteindre la route, à ce train là, nous ne sommes pas rendues ! Le reste du voyage se passe bien, nous roulons de 7 à 23 heures avec deux pauses par jour, pour les chiens et pour nous. Nous nous relayons au volant sur ces autoroutes interminables, traversons l'Allemagne, passons au Danemark en bateau alors que les narcisses de 60 à 120 mètres de haut tournent inlassablement, les pieds dans l'eau ou sur terre. Des champs de gracieuses éoliennes qui bercent de leur mouvement perpétuel et lent le paysage alentour. Le Danemark est vite traversé, la neige est déjà présente au sol, par endroits. Puis il faut remonter la Suède, du sud au nord, 2000 km de lignes droites, des lacs et des forêts, quelques villes. Nous longeons le golfe de Botnie, sur la carte seulement, car sur le terrain, nous ne sommes jamais vraiment au bord de la mer. Le manteau neigeux se fait plus épais. Nos endroits de bivouac, trouvés à l'arrache et dans la nuit, sont toujours calmes et froids. Frontière finlandaise, Tornio, fleuve gelé, nuit. Rovaniemi, nous montons toujours. A la banque, alors que je demande à changer des euros en couronnes, l'employée me fait juste un petit rappel : la Finlande est à l'euro depuis douze ans !!! C'est ce qui s'appelle avoir l'air con. Mais bon, à ma décharge, le fait que Danemark, Suède et Norvège eux, n'y sont pas ! Passage du cercle polaire arctique, village de Santa Klaus, touristique à mort, nous ne marquons une pause que le temps de faire une photo devant le panneau qui indique la ligne mythique.
Saariselka, notre objectif, est atteint après 3700 km et quelques jours de voyage. De voyage. Nous trouvons un hébergement à l'écart de la bourgade, station de sport d'hiver majeure au pied du tunturi qui dépasse de deux cents mètres la forêt omniprésente, point culminant de la région. Deux remonte-pente et un boulevard pour descendre. Notre bungalow permet que les chiens soient dehors, nous laisse de la place à l'extérieur pour préparer notre matériel, ainsi que la possibilité de stationner le camion pour trois semaines, en sécurité. Le lendemain vers midi, après préparation et chargement méticuleux des pulkas et de l'explorer (petit traîneau), nous partons avec pour but trois semaines d'errances dans le grand nord finlandais, en autonomie complète. Aucun itinéraire précis n'a été défini, nous verrons au fur et à mesure, par tronçons de quelques jours.
Je pourrais commencer par dire un peu le contenu des pulkas. Nous partons avec sept chiens pour lesquels nous emmenons 120 kg de croquettes, 3 bouteilles d'un litre et demi d'huile de poisson, des snacks (mélange de riz, de végétaline, de miel...) pour la pause de mi-journée, et du pémikan (tablettes hautement énergétiques à base de poisson), des manteaux, des bottines (en cas de plaies aux coussins sous les pattes), une pharmacie, quelques harnais de rechange, un câble muni de chaînes pour les attacher quand nous sommes au camp, des corps morts, une corde, du matériel de réparation et outils pour les brancards qui relient les chiens aux pulkas... Nous avons aussi une tente tipi de quatre mètres de diamètre au sol, un tapis de sol, un fourneau en titane et ses tuyaux, une réserve de 30 litres d'eau, scies, hâche, gants de travail, et tout un paquet de petit matériel que nous appelons « le petit merdier ». Gros pétards pour faire peur aux éventuels ours, allume-feu, allumettes étanches, tendeurs, sangles, réchaud de secours avec 5 l d'essence.
Pour nous, humains, nous emmenons une pharmacie pour les plaies et une autre de médocs, des matelas, des sacs de couchage lourds et volumineux pour affronter les grands froids, des fringues chaudes, des paires de gants, bonnets, masques, lunettes, buffs, doudounes, chaussettes, chaussures de ski, surchaussures de ski, chaussures normales, surbottes Néos, chaussons en duvet, livre, carnets de notes, lecteur mp3, téléphones en cas de pépin, skis, bâtons, raquettes, sprinter (espèce de baudrier qui nous fait comme une culotte et permet d'être relié à la pulka sans se déniaper le dos puisque l'effort est réparti sur tout le bassin), longes, trousse de toilette, cuvette pliante, lessive, une serviette de toilette, PQ en abondance et tout un petit merdier là aussi.
Et la nourriture. Nous partons avec 25 jours d'autonomie, à trois, et nous ne comptons pas revenir avec dix kilos en moins chacune. Nos petits déjeuner sont sous vide, individuels. Chaque sachet contient des céréales diverses, des fruits secs, du lait en poudre, parfois un peu de chocolat. A coté de ça, nous avons du café, du thé, des infusions. Pour les pauses de midi, trois barres, soit de céréales, soit chocolatées, soit nougat, ou amandes, soit énergétiques (isostar), fruitées... et un thermos d'un litre chacune, de thé. Et pour les repas du soir, du grand luxe, on a eu des repas différents chaque jour, des soupes évidemment mais aussi des pâtes aux chanterelles, aux myrtilles, aux légumes, de la quinoa, des lentilles, de la semoule, des petits pois, du riz, des sauces bolo, des compotes de pommes, de rhubarbe ou d'abricots, des omelettes, des flancs, des purées, et même, et même... de la cancoillotte et du pain, des crêpes, bref, mieux qu'à la maison ! Pour pouvoir confectionner tout ça, popotte de 3 litres avec couvercle, poèle en pierre à laquelle rien n'attache, fouet, louche, cuillère en bois, bouilloire, nos bols et couverts, linge, éponge. Côté bectance : que du bonheur !
Bon, tout ce que j'ai cité plus haut finit par faire son poids et les premiers jours nous estimons le poids de chaque pulka à 90 kg, et deux chiens de 25 à 30 kilos pour tirer tout ça. Alors au niveau de la progression, ça n'a pas été simple. Le manteau neigeux est sans cohésion du bas en haut. La couche supérieure est une neige pulvérulente, très froide, sur une quarantaine de centimètres, puis une fine et peu solide croûte de regel à travers laquelle humains et chiens s'enfoncent, et dessous, 70 cm de sucre semoule. Aucune cohésion, aucune consistance. Dès que nous quittons les endroits « damés », nous nous enlisons jusqu'à mi-cuisses, et au delà des genoux quand nous sommes skis aux pieds. Les chiens eux, coulent littéralement, disparaissent dans la poudre, semblent nager plus que marcher, retenus à la surface par les harnais et brancards. Nous ne pouvons pas leur demander de tirer 90 kg dans ces conditions. Nous décidons de rester quelques jours sur les pistes « motoneige », histoire qu'ils comprennent le travail qu'on leur demande de faire, qu'ils s'habituent à ces situations et conditions nouvelles. Nous sommes finalement restées sur les traces des engins durant toute notre virée.
Je vais vous décrire maintenant une journée type.
Le matin, lever vers 7 h 00 et allumage du fourneau s'il s'est éteint durant la nuit. Sortir du duvet, s'habiller, allumer le feu. Puis une fois que l'atmosphère est à peine réchauffée, le restant des troupes pointe le museau hors du sac de couchage et émerge, s'habille. L'une s'active à faire chauffer de l'eau, sortir les petits déjeuners, préparer un peu l'espace afin de manger, une autre est sortie pour nourrir les chiens et ôter leur manteau, la troisième replie matelas et duvets dans leurs enveloppes. Le petit déjeuner est pris en commun. Ensuite il faut faire tous les paquetages, remettre nos affaires dans les sacs étanches, tout sortir, replier le tapis de sol de la tente, démonter le fourneau, le sortir, le vider, ramoner les tuyaux chaque matin, sortir la pince pour replier les pieds. Il fait moins vingt degrés. Enfiler les chaussures de ski, les surchaussures, ranger les pantouffles et les Néos, enfiler le sprinter. Puis il faut démonter la tente. Pour ça, prendre la pelle pour déterrer les douze corps morts qui tenaient les haubans, les ôter sous peine de passer une heure à démêler les ficelles au prochain montage, ôter les skis et les bâtons qui font office de sardines, basculer le mât. La tente est par terre, étalée, la plier correctement, au besoin la brosser, afin qu'elle ne prenne pas l'humidité et rentre dans sa housse. Ensuite nous pouvons faire les chargements dans les pulkas, puis sangler. Une fois que tout est prêt, il faut passer les harnais aux chiens, « allez, passe la tête là au lieu de la tourner, non, Ciboulette, viens là, viens, putain, arrête de tourner sur toi-même, voilà, donne ta grosse patte, attends, non, arrête, j'ai pas fini, l'autre patte, voilà, c'est bien, enfin presque, la sous-ventrière, voilà, tu bouges plus hein ? ! »
Donc pour le départ, on a mis les pulkas en ligne, accrochée chacune à un arbre par l'arrière. Elle sont pleines, on dirait des péniches bien lourdes. Devant les pulkas sont accrochés les brancards sur lesquels il faut accrocher les chiens harnachés. Pour faire ça t'es en godasses de ski, t'as déjà remisé les raquettes, le chien t'arrache à moitié le bras tandis que tu t'enfonces jusqu'à mi cuisses là où tu pensais que c'était enfin tassé, depuis le temps qu'on ratasse ! Ben non. T'arrives au brancard, le chien ne veut pas se mettre dans le bon sens, tu parviens à accrocher un des mousquetons, déjà ça, même si tu le lâches, y peut plus s'barrer. Ouf ! Second mousqueton. Voilà. Puis les petites sangles. « Non, Falün, debout, c'est pas fini. La neckline. Maintenant tu bouges plus. » Tu vas chercher le second chien, mais pendant ce temps le premier fait faire au brancard des contorsions inimaginables. Il est solide le matériel, parce qu'il faut voir les pétées et les vrillées qu'il se prend ! Demain, je commencerai par Eskimo, il a l'air plus calme. Bien, tout est prêt, la longe autour de l'arbre est tendue à mort. Sophie est prête à donner l'ordre de démarrer, ils l'entendent avant nous. A partir de là, les miens sont des bêtes sauvages. Et j'imagine dans leur tête :
- Eh, t'as vu , Eskimo, eh t'as vu, y sont partis eux, avec Fofi, allez, on y va, allez, on y va, allez, on y va. Eh t'as vu y partent loin, allez tire.
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Ouais, ben je fais ce que je peux, regarde, je suis debout dans mon harnais, y'a rien qui bouge. On a lourd derrière ?
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90 kg, pas la mer à boire, enfin, c'est rien pour moi, t'as entendu, la nouvelle, des fois elle m'appelle el tractor.
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Ouais, ben là on décolle pas. Alors tu pourrais faire un effort, y'a Fofi qui s'éloigne avec les autres
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Y'a encore les deux autres derrière, avec Lulu, on n'est pas les derniers.
Ils sont fous, je suis sur les skis, ils jappent, ils donnent des coups dans le harnais, le brancard fait la grimace. Il faut que je m'attache, donc que je prenne la demi-lune à la moitié de la longe pour la passer dans l'anneau de mon sprinter. Pour ça, il faut que j'aie 5 cm de mou sur la longe. Tirer en arrière sur la pulka pour les avoir n'est rien, mais dès que la pression se relâche à peine et que je me libère une main pour choper la demi-lune, ils rattrapent violemment le jeu. Je finis par m'attacher. Maintenant, il faut détacher le tout de l'arbre, t'as intérêt de mettre les skis dans l'axe pour partir. Mais t'es courbée quand même avec le nez dans les branches basses et au moment où le mousqueton s'ouvre, tu te sens projetée en avant, tu pars à mach 12 avec tes bâtons dans une main et ta trouille de te faire un genou dans l'autre. Ca dure deux cents mètres, les bouleaux traversent la piste bien assez vite, et là, y'a le premier arrêt aussi brusque que le départ.
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Eh Eskimo, attends deux secondes que je pose une pêche.
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Magnes-toi, Fofi elle est loin.
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Allez, partis.
Mais toi t'as pas de frein ni de griffe à planter dans la neige, t'es sur des planches et personne ne t'a prévenue de l'arrêt intempestif, donc la pulka s'arrête et comme tes spatules sont un mètre derrière le cul de la péniche, tu fais une manœuvre désespérée dans la précipitation pour ne pas t'y encastrer, tu sors de la piste, ton ski s'enfonce dans la fraîche, t'as toujours de l'élan, tu dépasses la pulka mais la longe élastique te rappelle à l'ordre et le volte face n'est pas délicat. Tu te gauffres, et c'est à ce moment là que les chiens remettent la gomme, Falün ayant terminé ce qu'elle avait à faire, et que tu te fais traîner par terre sur quelques mètres. Hum, les départs, j'aime.
Il y a une autre version. T'as bien harnaché, t'as bien passé la sous-ventrière, les chiens ne se sont pas extirpés du harnais et tu es fière de toi. Vraiment. T'es attachée, sur tes skis, les bâtons dans une main, et il ne reste qu'à décrocher le mousqueton. Enfin un départ qui va bien se passer. Si si, t'y crois. Mais au moment où tu décroches, il te faut moins d'un centième de seconde, rappelée par une dure réalité, pour prendre conscience que t'as passé la longe autour de l'arbre dans le mauvais sens, donc au moment où ils se lancent, tu te retrouves plaquée dans les branches et le nez contre le tronc, et il faudrait faire le tour du bouleau pour démêler la situation... Hum, les départs, j'aime. Tu pètes juste un peu les « Nom de Dieu, putain, merde » mais tout va bien, t'as toutes tes dents.
Non, ce n'est pas une version édulcorée des bronzés aux sports d'hiver.
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Falün, y'a Fofi qu'est devant, y' a Fofi qu'est devant !
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Ouais Eskimo, ouais, on y va, allez on la rattrape.
Tu peux toujours dire ce que tu veux, tant qu'ils n'auront pas le museau dans le creux des genoux de Sophie, ils tireront comme des malades. Une fois Sophie rattrapée, il faut aller narguer un coup ses chiens à elle, au nombre de trois.
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Eh, z'avez vu, on vous a rattrapés !
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Oui ben normal, Fofi passe son temps à freiner.
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Ta gueule Framboise, regarde pas la marque du vélo, pédales !
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Bon, on vous passe devant même !
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Eh frangin, on leur montre ce qu'on sait faire à la bande de greluches ?
C'est à ce moment là que la ligne de trait s'emmêle dans le brancard de la pulka, que Falün va se frotter un coup contre Framboise pour l'envoyer, très irrégulièrement, à côté de la plaque, et que l'explorer verse car chargé beaucoup trop haut pour sa largeur, donc très instable. Et c'est au tour de Sophie de jurer comme un charretier.
Si mes chiens, puissants, sont devant, ça ne va pas trop mal si la piste est bien visible, parce qu'il faudra que je parle des traversées de lacs, ça motive ceux qui sont derrière, mais ils ne m'écoutent pas donc je ne peux ni m'arrêter prendre des photos, ni espérer pisser un coup, oublier l'idée de boirleter ou ne serait-ce que celle de lever le nez pour admirer le paysage. Je suis promenée en laisse par deux chiens six heures par jour et je connaîtrai très vite tout du spectacle, des soubresauts, de la contraction, de l'ouverture de leur trou du cul à l'annonce du démoulage du bronze.
Diverses péripéties peuvent nous arriver en cours de route. Les pulkas ou l'explorer qui se renversent sont des ennuis mineurs. Dans les trucs plus enquiquinants, il y a le chien qui s'extirpe de son harnais.
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Eh Falun, t'en as pas marre d'attendre les autres ?
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Ben ça nous fait une pause.
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Pas besoin de pause moi, regarde bien, je me casse, et hop !
En deux secondes top chrono, avant que t'aies eu le temps de bouger un seul ski, le chien s'est libéré et se roule dans la neige, part un peu plus loin, bref, mène sa vie. Et toi t'es bien conne, parce que si tu te détaches, sûre que Falün va se faire la malle avec la pulka, alors t'appelles Eskimo, action inutile, purement utopique. Il faut attendre qu'il revienne. Nous avons deux spécialistes de la fugue : Eskimo et son frangin Ebène. Bon, une fois le chien récupéré, ce qui peut prendre un certain temps, il faut lui remettre son harnais et le rattacher au brancard et bonheur : refaire un départ !
Une fois, Eskimo s'est retrouvé en liberté. Il est parti comme une fusée sur la piste en neige dure dans la descente. Mes chiens, à l'époque Ewok et Falün, ont encapé derrière sans me demander mon avis. J'ai dévalé la colline en serrant les fesses. J'aurais presque prié pour que ça se termine autrement que par un gros vol ou un arrêt brutal contre un arbre. J'ai vite vu la raison de cette frénésie : des rennes. Les chiens les ont pris en chasse, certains sont partis dans la neige fraîche, d'autres sont restés sur la piste, Eskimo à leurs trousses, Ewok, Falün et moi-même dans le sillage. Sont fatigués que quand ça monte les salauds ! J'ai vu Eskimo et suis parvenue à stopper mes deux réacteurs sur la piste. J'ai fait signe à Sophie lancée à ma poursuite. Eskimo était en face à face avec le jeune renne affolé, il jappait comme un fou, le renne tournait et Eskimo lui tournait autour. La danse aurait pu être belle mais elle était malvenue. Ca a duré un moment. Quand on se rapprochait d'eux, ils s'éloignaient. Lucie a finalement attaché son attelage, est partie en ski. Nous l'avons perdu de vue. Elle est revenue avec le chien. Elle nous a raconté que le renne n'avait pas cherché à fuir en la voyant, s'était même approché d'elle, ils sont domestiques, peut-être ont-ils confiance en l'homme et celui-ci savait-il qu'en la personne de Lucie il trouvait son sauveur ? Il était probablement épuisé. Le chien a donc approché aussi et Lucie s'est jetée sur lui, le plaquant au sol dans un mouvement qu'on imagine digne de Jean Pierre Rives. Le renne a quelques touffes de poils en moins mais le sang n'a pas coulé.
Le même jour, en bout de piste de l'aéroport d'Ivalo, il a fallu passer par dessus la barrière d'un parc à rennes. Des aménagements sont faits pour les motoneiges. Une alignée de fines billes de bois qui, au dessus les unes des autres font comme un doux escalier, puis une partie plate avant la partie descendante. Mais les chiens ne voient pas ça du même œil, pour eux c'est comme un passage canadien, ils se prennent les pattes entre les rouleaux. Nous devons les dételer, les porter dans les bras, un par un, jusque de l'autre côté, hisser les pulkas et l'explorer, transformées en bête de somme, réateler tout le monde. Pour deux mètres, une heure d'efforts et de travail. Nous jetons le dernier chien dans la neige directement par dessus le grillage, trop lourd. Nous faisons cent mètres encore et une motoneige nous rattrape et s'arrête à notre hauteur. Le lapon, avec ses couteaux accrochés à la ceinture tente de nous expliquer quelque chose que nous ne comprenons pas. Nous reproche t-il d'être sur la piste ? Dans le doute nous lui expliquons les difficultés pour les chiens à progresser ailleurs que sur celle-ci. Mais c'est autre chose. Pour finir, alors qu'il remet les gaz, nous saisissons que le renne blessé est à lui. Il est dépité. Lucie décide alors de faire une adaptation afin que les chiens soient reliés directement de leur collier au brancard de manière à ce que même s'ils s'extirpent du harnais, ils ne puissent se barrer. Ordre est donné que pas un chien ne soit en liberté une seule seconde. Ils passeront dorénavant de l'attelage à la chaîne et de la chaîne à l'attelage. Nous ne pouvons prendre le risque de blesser des rennes ou d'avoir des soucis avec leurs propriétaires, ni de perdre un chien...
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T'as vu Eskimo, t'as voulu faire le malin, t'as vu ce qu'on a récolté ?
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Oui ben j'ai pas pensé moi !
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T'inquiètes, elles finissent toujours par être plus malignes que nous, maintenant on est tous attachés vingt quatre sur vingt quatre, t'es content de toi ?
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Oui ben Ebène aussi, il s'est barré des fois.
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Y a que les mâles qui devraient être punis, nous les filles, on s'est tenues tranquilles !
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Ta gueule Framboise, arrête de piailler ! Faut prendre ça avec diplomatie !
Puis on est arrivées sur un lac, un grand lac, tout blanc, à perte de vue. L'horizon est tellement loin qu'on verrait presque la courbure de la terre, et le lendemain le ciel est tellement bas qu'il se confond avec la surface grisée du lac et en fait, l'horizon n'existe plus. Du gris. Et puis nous ne sommes plus sur la trace de motoneige, nous sommes au beau milieu du lac d'Inari, 2000 km², des tas d'îlots sur le pourtour mais une belle surface immaculée au milieu. J'ai rentré des points dans le GPS histoire d'assurer le coup mais je fais toujours mes visées à la boussole. Je contrôle de temps en temps. Le point que je vise est à quelque chose comme 25 bornes devant nous donc si le temps se dégrade, je ne le verrai plus, d'où la précaution d'utiliser aujourd'hui le Global Positionning System. Yeh ! Les chiens n'ont plus aucun repère visuel.
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A gauche, Eskimo, à gauche !
Qu'est ce qu'elle me veut, à gauche de quoi, à gauche où ?
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A gauche encore Eskimo, à gauche !
Bon allez je tourne, paf 90 degrés.
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Non Eskimo, à droite, à droite un peu, Eskimo.
Sait pas ce qu'elle veut, un coup à gauche, un coup à droite, moi j'y vois rien, pas un arbre, pas une trace, jamais vu ça moi.
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C'est bien Eskimo, devant maintenant, allez devant.
Bon, ben si ça lui convient moi aussi.
Sauf qu'au bout d'un moment, t'en as marre de dire tout le temps, marre de rectifier l'azimut, marre d'ajuster à quelques degrés près, alors tu craques, tu te détaches, tu prends ta longe, tu rattrapes le chien de devant et tu clipses ta longe sur le brancard au niveau du harnais du chien, de manière à ce qu'il marche à côté de toi ou même dans ta trace si ça le repose. Le mieux c'est quand il marche sur le talon de tes skis ! J'ai fait des kilomètres comme ça, et ça n'allait pas mal ma foi, jusqu'au jour où Eskimo et Falün avançaient en regardant sans arrêt derrière, parce que Sophie était derrière, donc tiraient mollement. Mais quand Sophie passait devant, j'étais obligée d'ouvrir le chasse neige si je voulais maintenir une distance entre elle et moi. On a essayé de mettre Bohème à la place d'Eskimo, je lui ai chanté des chansons d'Aznavour, j'ai été vite à court. Et les derniers jours j'ai craqué, j'ai demandé les chiens à Lucie, plus lents mais tellement réguliers, moins énervés et avec lesquels j'ai enfin pu goûter à un peu de plaisir, y compris lors des départs. Douze jours pour trouver la bonne combinaison, le bon ordre, trois filles et sept chiens. Tout finit par arriver. Parce que Lucie, j'en parle peu, c'est qu'elle n'a aucun souci, qu'elle est derrière, cool, tranquille, au rythme de ses chiens qui l'écoutent et que elle, a le temps d'admirer et de se délecter au passage des paysages traversés. Juste qu'elle se coupe les doigts avec la scie, se fait bouffer les doigts par les poissons morts et éventrés, et fait la brasse coulée sur les lacs engorgés en se prenant pour une comique !
En cours de journée, nous avons aperçu une eau noire et discrète s'écouler sous la neige, en silence. Nous sortons le réservoir que j'appellerais l'outre mais qui a été baptisé la loutre avant que je ne soit née... Bien sûr, la plupart du temps c'est au fond d'une pulka qu'il faut aller la chercher. Il faut aussi déballer le sac de croquettes dans lequel se trouve la boite de conserve qui sert à faire les doses, mais aussi à remplir la loutre. S'approcher de l'eau signifie parfois prendre des risques. Où est la limite du terrain ? La glace est-elle solide ? Parfois le pied fait s'écrouler tout le talus et il faut aller ailleurs, parfois, le pied atterrit dans des marais sous la neige, l'eau n'est jamais chaude. Parfois il faut se mettre à genoux, ou se pencher dangereusement, se mettre à plat ventre, mais ce à quoi je n'échappe jamais, c'est de me mettre les mains dans l'eau glaciale et l'onglée qui suit ! Sur les lacs, nous trouvons parfois un trou fait par un pêcheur et ne subsiste alors comme risque que celui de se faire sucer le pouce par un requin invisible ou un brochet entrailles au vent (hein Lucie ! )
L'étape est terminée pour aujourd'hui. Nous avisons un endroit pour planter le camp, pas pour foutre le camp, soyons d'accord. Sortir de la trace damée et nous rendre à l'abri du vent derrière la légère butte à peine boisée. 200 mètres. Ca peut prendre une demi-heure, à skis, sans chien. Parce que la consistance de la neige est de celle que nous n'avons jamais chez nous. Arrivées au but avec toute l'équipe, Sophie et Lucie installent dare-dare le câble pour les chiens et les y transfèrent, ôtent les harnais. Pendant ce temps, je tape la neige à l'emplacement choisi pour la tente. 6 à 7 mètres de diamètre. Sous les pieds, des arbustes, des marais, de l'air, des trous, de la neige jusqu'à mi cuisses souvent. Il faut lever les genoux ! Pendant que Sophie nourrit les chiens et va chercher quelques branches ou de la daie pour mettre sous le mât central de la maison, nous commençons à déballer les pulkas et achevons de préparer le terrain, puis dressons le mât, arrimons. A ce stade, Lucie peut commencer à installer le fourneau. Pour ce, il lui faut couper deux bouts d'un mètre de bois vert d'un diamètre d'environ six centimètres pour placer sous les pieds du fourneau qui, sans ça, s'enfoncerait dans la neige qui ramollit et fond sous la chaleur qu'il dégage. Pendant ce temps je tends les ficelles à l'aide de corps morts confectionnés avec des couvercles de pots de confiture. Lucie met en place le tuyau, l'arrime, Sophie creuse les trous pour les chiens, qu'elle tapisse de daie ou de branches pour qu'ils aient moins froid. Lucie va chercher du bois sec et mort pour le chauffage, qu'elle ramène au camp et que je scie, à la main bien sûr, ça réchauffe ! Une fois toutes ces opérations terminées, celle de nous qui n'a plus rien à faire étale le tapis de sol sous la tente, puis nous rentrons tous nos sacs, pouvons alors prétendre changer de chaussures et de chaussettes et nous mettre les pieds au sec, quel luxe ! Il ne reste qu'à allumer le feu. Voilà, c'est chose faite.
Nous rentrons bien vite. Mettre de l'eau à chauffer pour cuisiner, sortir le repas, gonfler les matelas, sortir les duvets, manger, faire la vaisselle accroupie dans la neige, ressortir pisser un coup, se brosser les dents, s'installer, disposer du bois devant le fourneau au cas où l'une d'entre nous ouvrirait un œil durant la nuit, aller mettre les manteaux aux chiens.
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Eh les gars, z'avez vu mon beau manteau ?
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Framboise, eh, on a les mêmes que le tien !
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Oui mais l'orange ça vous va pas à vous, regardez moi, ça fait ressortir mes yeux bleus, et ça me va bien au teint !
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Ta gueule pétasse !
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Oh silence, veux dormir moi, je bosse demain !
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Falün, t'es claquée ?
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Jamais ! Pas une fiotte moi ! Mais Ciboulette et Bohème voudraient bien dormir aussi. On fait notre boulot nous la journée, on pense pas qu'à jouer, alors vous pouvez faire les malins le soir, on en recausera demain sur la piste.
Voilà, c'est une journée normale, trois heures pour se réveiller, déjeuner, démonter le camp, charger, atteler et partir, trois heures de route le matin, une pause de trois quarts d'heure, puis trois heures de route et deux à trois heures pour s'installer pour la nuit suivante. Ca ne laisse pas beaucoup de loisir ! Les efforts demandés aux organismes sont conséquents, il fait froid, nous sommes dans la neige en permanence, après l'effort l'inconfort. Mais nous aimons ça. Notre fourneau nous permet d'avoir chaud une fois posées, de cuisiner des choses improbables dans un tel milieu, de faire sécher les affaires. Luxe. Ca demande du boulot, et du bouleau, mais c'est ce que nous pouvons avoir de mieux en matière de confort. Il fait jusqu'à trente degrés dedans, moins vingt dehors, nous sommes à moitié à poil sous la tente, dehors la neige crisse sous les semelles. Cinquante degrés d'amplitude d'un côté ou de l'autre de la toile de coton. Quand nous nous mettons à genoux dans la tente pour étaler les matelas, nous faisons des gros trous dans la neige et il n'est pas rare de se retrouver avec le pied à trois pieds sous la surface à l'intérieur même de la tente. Ma description ne reprend que du vécu bien sur, mais que les moments anecdotiques, il y en eu d'autres, rares, un peu plus calmes...
Nos camps ont été divers et variés. Nous sommes parfois restées deux nuits au même endroit. Sophie est partie avec une bronchite qui a d'abord empiré. Nous avons pris la décision, aux environs d'Ivalo, de profiter de l'hôpital pour aller voir un toubib. 16 bornes à skis pour nous y rendre, autant pour le retour, 182 euros de consultation, un dimanche, tout ça pour avoir les mêmes médocs que dans notre pharmacie, mais il fallait être certaines que ça ne tourne pas en pneumonie. Puis à Inari, deux jours plus tard, elle demande à s'arrêter deux jours et trois nuits, afin de véritablement se soigner. Durant ces journées, avec Lucie, nous visitons les environs, avec ou sans chien, gravissons un tunturi, profitons comme nous pouvons de cette rupture dans le trip.
Ensuite Sophie est allée mieux mais Lucie ayant annoncé que pour diverses raisons nous ne pourrions partir en Russie, la motivation n'est plus là chez tout le monde. Nous avons fait un joli tour, montant au 69° 46' nord, atteignant la limite de la végétation naine, des terrains dénudés que l'on devine marécageux sous nos skis, les confins de l'Europe, là où il n'y a plus rien ni personne, que ces étendues blanches et grises à perte de vue. Permafrost. 160 bornes plus haut encore : le cap nord. Puis nous sommes redescendues à des latitudes raisonnables, celles où nous trouvions du pin cembro, au cœur rouge, pour nous chauffer, celles où l'on pouvait goûter au spectacle de la lumière, rasante en permanence, jouant entre les troncs blancs des bouleaux.
La lumière justement : en cette saison, les jours grandissent d'environ 10 minutes chaque jour, plus d'une heure par semaine, quatre heures en 25 jours, la durée totale de notre séjour. Il fait clair de 3 h 30 à 23 heures fin avril. Mais le soleil ne monte jamais haut sur l'horizon. Il n'en finit ni de se lever ni de se coucher, il ne chauffe guère, il éclaire de ses rayons obliques les paysages sans homme, il embrase pendant des heures, il fait prendre feu aux nuages et fait des reflets rouges sur la glace vive qui affleure par endroits, il allonge les ombres de 50 mètres sur la surface neigeuse immaculée, il dessine les arbres en nuances de gris, il transforme les troncs des bouleaux en tiges lumineuses. Bientôt il ne se couchera plus. C'est magique. Je suis ressortie une ou deux fois dans la soirée, après le repas du soir, lorsque nous étions en cabane. Soif de ski encore, soif d'espace, soif d'être seule, sans sac, sans chien, sans contrainte, sans carte, sans montre, sans but, juste l'appareil photo autour du cou. Avancer au hasard, contourner les îlots à la recherche du bel endroit, de la belle lumière, le bruit caractéristique des skis qui glissent sur la neige pour seule compagnie. J'imprime ma trace dans la neige fraîche et peu épaisse, qui me porte. A perte de vue devant, le lac gelé et enneigé. Je me délecte de ces grands espaces. Je skierais ainsi pendant des heures. Plénitude. S'arrêter un moment, attendre à contempler jusqu'à ce que le froid commence à faire frissonner, et repartir un peu plus loin, attirée par un relief curieux, un arbre tordu, une trace d'animal... Seule au monde. Des moments intenses et beaux. Des réminiscences du salar d'Uyuni. Des similitudes troublantes. Des reliefs très lointains et arrondis donnent envie de ne plus jamais revenir en arrière, d'aller toujours devant, jusqu'à l'océan. Je rejoins la cabane, me fait chauffer un café que je bois en fumant une clope sur le seuil de la porte. Profiter de ma présence en ces parages pour apprécier à leur juste valeur la force et la grandeur des éléments et de la nature qui m'entourent. Puis rentrer et consigner toutes ces impressions sur le papier, entendre la mine graphite crépiter sur la page quadrillée, en voir l'ombre tressauter, lire quelques pages de Jack London et sombrer enfin dans un sommeil réparateur...
La météo a été bonne avec nous. Après dix jours de froid et de neige dure, de ciel bleu et de luminosité intense, le redoux est arrivé, timide d'abord puis trop vite intense. Les lacs recouverts de 80 cm de glace, elle-même protégée par 40 cm de neige ont d'abord changé de teinte. Puis la neige s'est alourdie, imbibée d'eau, s'est transformée en gadoue immonde qui ne peut s'infiltrer dans le terrain, stagnant sur l'épaisseur de glace : le slush. Jusqu'à 15, 20 centimètres de gadoue. Les pulkas et les skis font ventouse, les chiens choisissent leur cheminement au mieux. Les skieuses sont en position de ski nautique dans le sillage des pulkas. La moindre tentative pour sortir un ski de cette neige se solde par une chute. Comme des merdes. Lourdement. Plaff ! Lucie en fera les frais trois fois de suite. Tirée sur la glace dans vingt centimètres de gadoue par des chiens qui redémarrent avant qu'elle n'aie le temps de se remettre sur pieds. De quoi perdre patience, l'eau n'est pas chaude, rentre par le col et sort par le bas de pantalon, embarquant avec elle quelques glaçons ... Et puis certaines rivières commencent à laisser apparaître des trous d'eau vive dans la carapace fatiguée.
Ewok a commencé à avoir des soucis de santé. Deux jours plus tard, nous repassons aux environs d'Inari. Sophie annonce son intention d'arrêter là l'aventure et d'aller chercher son camion à Saariselka le soir même. Nous nous logeons en cabane. Je vais voir l'état du lac d'Inari que nous avons prévu de traverser pour rejoindre Ivalo : impensable. Plein de flotte. Nous concoctons, avec Lucie, un autre itinéraire, en espérant que les nuits seront assez fraîches pour permettre à la neige et à la gadoue de retendre. Le lendemain, nous laissons au passage Sophie, trois chiens, l'explorer et tout ce dont nous n'aurons pas besoin avec encore en tête l'idée de rejoindre par nos propres moyens le point de départ de notre tour. Boucler la boucle. Nous prenons six jours de nourriture pour nous et les quatre chiens qui nous accompagnent. Nous savons que si le ciel reste couvert, nous ne pourrons passer les deux grands lacs avant Ivalo.
La première journée est entière en forêt et la piste en excellent état. Nous faisons le plein d'eau et nous installons le soir dans une cabane sur une butte bien ventée. L'eau noire qui coule entre les bouleaux a fait son apparition à plusieurs endroits. La nature se remet peu à peu en mouvement, comme si tout s'était figé le temps de l'hiver. On entend parfois un glougloutement, on distinguerait presque le bruit des molécules qui glissent sur le fond invisible des marais, se frayant un chemin entre les monticules recouverts de neige, rentrant dans un taillis, se dissimulant à notre regard une centaine de mètres ou un kilomètre avant de réapparaître, plus sombres encore. Les eaux noires, encore embrumées de sommeil, qui s'étirent, s'éveillent, et finissent par partir. Paysage en 64 nuances de gris. L'endroit est vallonné, la nature est extraordinaire de mystère, mais dans ces vallons, elle semble vouloir nous protéger des intempéries et des vents. Les tunturis font comme des bras protecteurs autour de nous. L'esprit divague et se laisse aller, enfin. Les chiens avancent avec régularité, suivant la piste sans se poser de questions ni chasser quoi que ce soit. Bonheur.
Dans la soirée le vent se lève jusqu'à devenir tempétueux. Et j'entends la pluie sur le toit. A 7 h je réveille Lucie. Il faut peut-être dégager de là avant que la piste ne devienne impraticable. Nous savons par un Finlandais rencontré hier que les deux grands lacs nous séparant d'Ivalo ne se traversent plus, 20 cm de slush. Nous devons refaire le chemin à l'envers et retourner à Inari. A trois jours près nous échouons, nous ne bouclons pas la boucle, empêchées par les éléments, par la nature qui nous fout dehors en nous claquant la porte au nez. Notre satisfaction est d'avoir tenté jusqu'au bout, espérant jusqu'à la fin une nuit dégagée et froide, qui n'arriva pas. La débâcle. Le dégel.
Si la densité humaine est une des plus faibles du monde dans ces confins septentrionaux, nous avons tout de même fait de belles rencontres. Tous les finlandais rencontrés, qu'ils soient Saamis (Lapons) ou non se sont montrés fort sympathiques, avenants, prévenants, souriants. Du gérant du camping à la caissière du supermarché, du lapon en motoneige derrière son troupeau de rennes aux quatre garçons bourrés à la pêche blanche, du Finlandais acheminant les remorques de bois derrière la motoneige aux gais lurons sexagénaires, perdus, qui nous demandent leur chemin, tous nous ont bien accueillis et se sont montrés joviaux. Je gardais un bon souvenir des Finlandais, le souvenir d'un peuple simple et sans chichi, un peu à l'image du peuple russe auquel il est lié par l'histoire. J'aime ces gens spontanés qui ne se font pas prier cinquante fois quand on leur propose quelque chose, qui ne sont pas engoncés dans des bonnes manières hypocrites, ce qui ne les empêche pas d'être respectueux et polis. Nous nous sentons immédiatement à l'aise.
Côté rencontres animales, ce fut pauvre. Des rennes bien sûr, en pagaille, un tétras pour Lucie, quelques perdrix blanches, mais ni renard, ni gloutons, ni ours, ni loups, ni lièvre variable, ni élan, des grues de Sibérie en redescendant, des chevreuils dans le sud de la Suède.
Voilà, notre petit tour est achevé, nous avons rejoint Inari où nous passons une nuit avant de reprendre la route. Mais le voyage n'est pas tout à fait terminé. Au moment de partir, nous admirons une dernière fois le grand lac, sa teinte change d'heure en heure. Combien de jours faudra t-il encore pour que les eaux soient complètement libres ? L'impression ressentie ces jours est vraiment celle d'une fin de saison en station. Les types en motoneige déjalonnent les lacs, charrient des remorques de bois pour réapprovisionner les cabanes, le village est mort. Nous sommes maintenant hors saison. Nous partons nous aussi.
L'état des rivières que nous apercevons furtivement au passage des ponts n'est jamais le même. Tantôt elles sont encore gelées, allées blanches au milieu de la sombre végétation, traçant leur chemin lumineux vers des destinations mystérieuses et sauvages, tantôt elles sont en débâcle. Elles charrient alors de larges plaques de glace, d'abord à un rythme si lent et hésitant qu'il faut rester un moment sur la berge pour se rendre compte du mouvement. Des plaques qui s'entrechoquent, se cabossent, et feront exactement comme les plaques tectoniques. Nous assisterons en accéléré à des subductions, des plissements, la naissance de chaînes de montagnes... Puis le trafic au fil des jours deviendra plus fluide, les plaques moins importantes en taille et en nombre, puis enfin quelques attardées fileront dans le courant et viendront se fracasser derrière le barrage que formera ici ou là un rétrécissement, le pilier d'un pont, un virage de la rivière. Les oiseaux piailleront et les moustiques rendront la vie des touristes estivaux tout à fait infernale. La débâcle est fascinante. Les rivières s'ouvrent, changent de couleur et d'état. Elles peuvent aussi être bleues déjà, complètement dégelées mais aussi couleur de rouille, issues de tourbières, reliques des âges glaciaires. Jamais nous ne savons à l'approche d'un pont, de quelle couleur sera l'eau de la rivière que nous enjamberons... Alors que la nature alentour est déjà passée au vert, certaines rivières restent gelées longtemps encore, grises.
Nous avons embourbé le camion dans le sud de la Suède, un agriculteur est venu nous dépanner avec son tracteur sur le coup des minuits. Encore un fameux coup. Après quelques heures de sommeil, nous avons roulé jusqu'à la fin, jusque chez Sophie. Arrivées à 7 h 45, il était l'heure de passer à table pour petit déjeuner.
Et la suite ?
Ce petit tour était un test pour la Russie, l'Oural. Dès le quatrième jour, nous savions que tout tombait à l'eau, pour diverses raisons. C'est comme ça, mieux valait s'en rendre compte à l'avance. Personnellement, je suis évidemment profondément déçue, il va falloir que j'envisage les mois à venir différemment, que je pense à d'autres projets. J'ai appris des choses, je me suis rendue compte que ces univers qualifiés d'hostiles ne sont pas si hostiles que ça, qu'il est possible de se rendre au Cap Nord, en hivernal, en solitaire, en tirant une pulka, sans pour autant être inconscient ou trompe-la-mort. J'ai appris que je suis capable de faire des choses dont je doutais auparavant, je n'ai pas senti de fatigue particulière à faire ce qu'on a fait. Après les premiers jours où il m'a fallu prendre le rythme et où j'ai eu quelques courbatures dans les bras et les épaules (aucun entraînement à skis), je me suis sentie bien et capable de faire plus que ce qu'il était nécessaire de faire. Je n'ai pas souffert du froid à part les onglées suite aux corvées d'eau.
Maintenant, il me faut le temps de retomber sur mes pattes, de digérer l'échec car quelque part c'en est un, de parler un peu autour de moi et d'autres projets se mettront probablement en place. L'envie est toujours présente de faire un beau raid en hiver dans des contrées sauvages et septentrionales...
Plein de photos dans la galerie du site (Menu nous suivre, en images, Grand nord 2013)
A une prochaine.